Obsèques de Pius Njawé :''Notre pays est surpeuplé de braves pères de famille que l’on contraint à l’auto-humiliation pour assurer leur gagne-pain" dixit Célestin Monga
L’éloge funèbre que vous deviez prononcer le 7 août avant l’enterrement de Pius N. Njawé a été censuré par le gouverneur de l’Ouest. Avant d’avoir votre réaction par rapport à ce geste inattendu, j’aimerais savoir dans quelles circonstances vous avez été désigné pour assumer cette délicate tâche ?
Pius est mort dans la région de Washington, où je réside. J’ai été immédiatement assailli de coups de fil et de sollicitations diverses du monde entier, et des chaînes de radio et de télévision les plus exotiques. J’étais trop affecté par la douleur et le choc pour accepter de me donner en spectacle dans les médias, alors même que nous avions encore son corps sur les bras et que nous cherchions à comprendre les circonstances de l’accident. J’ai décidé de ne pas m’exprimer publiquement tant que je n’aurais pas lu le rapport de police et les résultats des enquêtes de journalistes américains, et tant que sa dépouille n’aurait pas été ramenée au pays et enterrée dignement. Des membres de la famille de Pius comme son frère Lucas Kameni, sa sœur Jacqueline, son oncle Jonas, et son fils Florian qui vit aux Etats-Unis et d’autres enfants, m’ont alors sollicité pour accompagner le corps au pays. Ce n’est pas le type de voyage que j’aurais voulu effectuer. Mais je ne pouvais pas refuser leur requête. La question de l’oraison funèbre s’est posée par la suite lorsqu’il a fallu s’émanciper du choc de l’accident et penser à l’organisation pratique des obsèques.
De quelle manière cette question a-t-elle été tranchée ?
Je savais que de nombreuses personnalités camerounaises et étrangères s’étaient spontanément proposées de faire cette oraison. N’étant pas masochiste, l’idée ne me serait jamais venue de proposer mes services pour un tel exercice, devant le cercueil de Pius. Manque de chance, après délibérations à Douala et Yaoundé, les amis et la famille de Pius ont décidé de m’infliger ce supplice. J’ai été contacté par écrit par des compagnons de route de Pius, des gens qui le connaissaient depuis bien plus longtemps que moi, et qui ont longtemps travaillé avec lui : Célestin Lingo d’abord, Jean-Baptiste Sipa, et Ambroise Kom ensuite. Je n’ai pas répondu à leur sollicitation, espérant que mon silence les dirigerait vers des gens plus velléitaires. Ils sont revenus à la charge, avec l’appui de la famille. Je ne pouvais plus y échapper. En choisissant de venir mourir à Washington, pratiquement dans mes 18 mètres, Njawé voulait peut-être me rendre toutes les mauvaises plaisanteries que je lui ai balancées ces vingt dernières années. Il a toujours été extraordinairement tolérant de mes critiques amicales à son égard.
Votre récit est en rupture avec les déclarations et les commentaires diffusés sur certaines chaînes le week-end dernier. Certains fonctionnaires et représentants du gouvernement ont par exemple affirmé que votre intervention n’était pas prévue. Que leur répondez-vous ?
Certaines inepties ne méritent pas la dignité d’une réponse. Notre pays est surpeuplé de braves pères de famille que l’on contraint à l’auto-humiliation pour assurer leur gagne-pain. Nous devons donc être tolérants, même avec ces braves ministres qui tentent de justifier l’injustifiable. Visiblement, même mort, Pius fait peur à ceux qui ont la conscience tâchée de sang.
On a aussi évoqué des questions protocolaires. Celles-ci sont-elles pertinentes ?
Pius Njawé, homme du peuple qui a subi dans sa chair la violence de l’arbitraire, du mépris et de l’injustice, a dû se retourner dans son cercueil en entendant des satrapes contre lesquels il se battait investir son enterrement et s’arroger le droit de parler de “protocole d’Etat.” Il ne s’agissait ni d’obsèques officielles, ni de ces danses du ventre politico-administratives que l’on affectionne à Yaoundé. Avez-vous vu des drapeaux en berne ? Non. C’était une cérémonie familiale et privée. Une famille éplorée, étouffée par la perte d’un être cher, tentait d’enterrer dignement un fils que l’on a martyrisé pendant plus d’un quart de siècle. Elle ne demandait qu’un peu de décence. Aucun de ces personnages qui se disent représentants de l’Etat n’avait été invité à l’enterrement. Ils n’apparaissaient nulle part sur le programme. Comme des resquilleurs sans vergogne, ils ont débarqué à l’improviste, avec leurs mines patibulaires, et la famille a eu l’extrême générosité de leur offrir à chacun une chaise. C’était donc des importuns portés par leur habituel mauvais goût. Ils ont poussé le manque d’élégance jusqu’à vouloir dicter le rythme et la nature des choses. A l’enterrement de Mongo Beti il y a quelques années, Odile, la veuve, les avait fait chasser comme des malpropres. A Babouantou, la famille Njawé a voulu être gentille en essayant de s’accommoder de leur présence indigne.
Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous du zèle du gouverneur de l’ouest ?
Je vous laisse la générosité de l’affubler d’un titre qui, visiblement, le dépasse et l’engloutit. Une oraison funèbre se délivre avant la mise sous terre du défunt. Et c’est à la famille de désigner la personne qui la délivre. Après tout, ce sont les derniers mots que le défunt est supposé entendre avant de quitter la terre des hommes. Vous avez pu voir que mon texte se limitait à une célébration de la vie de Pius, et à une méditation sur sa mort et sur son héritage intellectuel. Je ne pensais pas que son enterrement devait être l’occasion de joutes politiques, des “combats de boxe du niveau de la Briqueterie”, comme le dit un de mes mentors… J’étais très ému de la responsabilité de prononcer l’oraison funèbre de Pius.
Vous en avez été privé…
Je me préparais à parler lorsque j’ai vu accourir vers moi un individu vaguement empâté, sans élégance, un peu hagard et n’ayant visiblement pas tous ses esprits. Je ne savais pas qui il était. J’ai d’abord cru que c’était un de ces personnages agités qui peuplent les cérémonies de deuil en Afrique. Lorsqu’il a grossièrement arraché le micro pour proclamer que je n’avais pas le droit de parler, la foule a voulu le lyncher. Il avait avec lui un ou deux gendarmes plutôt balourds et visiblement fatigués, en face de dix ou vingt mille personnes surexcitées et décidées à en découdre. Des gens particulièrement en colère voulaient lui administrer une fessée, pour le ramener à son niveau d’agissement. Je ne crois pas en la violence. Je ne tenais pas à inscrire mon comportement dans le même registre que celui de ces gens-là. Et puis, j’ai eu pitié de ce petit soldat agité, sous-produit de la “négraille” (comme dirait Aimé Césaire) que fabrique l’ENAM, et qui se comporte souvent comme des proconsuls en terre étrangère. C’eût été un honneur immérité pour le primitif en question que de se faire bastonner à moins de cinq mètres du cercueil de Pius. Il aurait ensuite écrit cela sur son CV comme titre de gloire. Son commanditaire l’aurait peut-être décoré, ou lui aurait conféré une “promotion”. Et puis, Pius ne méritait vraiment pas un si triste spectacle aux derniers instants de son séjour sur terre. Mohamed Ali expliquait que lorsque vous vous battez contre des brutes, il faut les laisser succomber à leur bêtise. J’ai donc estimé qu’il fallait “laisser les choses basses mourir de leur propre poison”.
Que vous inspire une telle posture au regard de la situation générale du Cameroun ?
Tout le monde semble pris en otage par des considérations alimentaires. La misère matérielle s’est transformée en misère affective et psychologique, au point que chaque petit fonctionnaire de quartier, surtout s’il croule sous le poids d’un titre officiel creux, se croit constamment obligés de s’humilier pour mériter la considération du “Grand Maître”. Ils ont beau être sanglés dans des costumes-cravates d’ailleurs mal coupés, ils sont en permanence complexés, apeurés, et apparaissent comme étant mentalement instables. Leurs agissements s’expliquent si on pense à ce qu’a été notre histoire politique violente, et au caractère de la société que nous avons construite. La méfiance et le soupçon dominent les relations sociales. Tout ce qui ne sort pas du moule “officiel” est perçu comme étant forcément menaçant.
Le désir de violence, le besoin d’horreur, le goût de l’humiliation, la complaisance dans l’indignité, constituent des traits dominants de notre caractère. Chacun a peur de son ombre et de la parole de l’autre, considérée a priori comme dangereuse. Ecouter l’autre, s’ouvrir à l’autre, c’est abdiquer et se déshonorer. C’est renoncer à sa propre virilité… Il y a donc une hostilité générale à la différence. Nos priorités s’énoncent souvent d’ailleurs à l’envers. La souffrance des vivants est ignorée et méprisée, mais leur mort est célébrée bruyamment. Le culte frénétique de la mort au détriment de la vie, les repas funèbres toujours fastueux, et l’agitation autour des cercueils, tout cela participe du désir de surmonter nos vies sordides et misérables. Dans ce marasme psychologique général, les hommes au pouvoir sont paradoxalement les plus vulnérables. Ils ont le plus à perdre et sont écrasés par leur mauvaise conscience. C’est pourquoi ils préfèrent cacher leur faiblesse dans une agressivité primitive. Ils sont obsédés par leur prochaine nomination. Enfermés dans une mentalité figée, ce sont des vieillards qui se complaisent dans l’enfance et refusent de grandir.
L’oraison funèbre de Pius Njawé que vous n’avez pas pu lire a été finalement publie dans les journaux. Vous y revenez, entre autres, sur les circonstances de sa mort brutale. Vous épousez la thèse d’un accident banal, alors qu’une certaine opinion camerounaise continue à en douter. Comprenez-vous ce malaise ?
Je suis Africain et comprends parfaitement notre propension à imaginer des scénarios mystiques ou policiers à la mort d’une personnalité de la trempe de Pius. Pour organiser et exécuter en plein jour un attentat politique sur le territoire américain en 2010, il faut au minimum des compétences extraordinaires dans la méchanceté. Je ne sous-estime ni ne surestime la capacité de nuisance d’un régime animé par celui que Mongo Beti traitait de “dictateur stagiaire”… Je n’ai pas la prétention de connaître les détails des circonstances de sa mort. Je m’en tiens simplement aux rapports de police que j’ai lus, et au fait que l’administration de Barack Obama ne permettrait pas qu’une obscure pseudo-dictature tropicale vienne régler des comptes sordides sur son territoire. Par ailleurs, Pius était un des journalistes les plus connus au monde—et même aux Etats-Unis, où la presse s’est penchée sur les circonstances de l’accident. Je ne saurais être plus compétent dans l’investigation que tous ces professionnels que le gouvernement camerounais ne peut ni corrompre ni faire taire ni intimider. Ils ont pour l’instant conclu en un accident.
Vous avez également indiqué qu’aux USA, lorsqu’il y a le moindre doute sur les causes de la mort d’un citoyen, des enquêtes approfondies sont menées par des unités spéciales comme le FBI. Compte tenu de la controverse qu’il y a eu autour de cette affaire, pourquoi cette démarche n’a pas eu lieu ?
Je suppose que la police de l’Etat de Virginie, qui a effectué les enquêtes préliminaires, a estimé disposer d’éléments suffisants pour ne pas soupçonner de “coup monté”. La police fédérale (FBI) n’a donc jamais eu à intervenir.
Certains ne comprennent pas non plus pourquoi une autopsie n’a pas été sollicitée…
C’est une question qu’il faudrait poser aux membres de la famille qui ont décidé de ne pas faire découper le corps de Pius pour en retirer les organes, soit à l’officier R.W. Walker, qui a dirigé les premières enquêtes. Son numéro de téléphone est public. N’importe qui peut le contacter. La police de Chesapeake a aussi un porte-parole que chacun peut interroger.
Il y en a qui pensent que vous auriez dû vous montrer plus actif dans la prise en charge de ce dossier…
A quel titre aurais-je dû me montrer plus “actif” que je ne l’ai été ? Je ne suis pas membre de la famille de Pius. L’amitié qu’il me portait, comme d’ailleurs à beaucoup d’autres personnes dans ce pays et à travers le monde, ne me donnait aucun droit d’aucune sorte sur la gestion de ses obsèques, et encore moins sur l’avenir de son entreprise.
Au-delà de cette triste affaire, quel regard portez-vous sur le Cameroun d’aujourd’hui ?
Il existe partout dans le pays un immense stock de volonté, d’énergie et de créativité. Mais les institutions publiques et privées ne parviennent pas à canaliser ces atouts vers des objectifs de bien-être collectif. Les Camerounais ont également du mal à travailler collectivement. Chacun semble succomber sous le poids de son ego, et penser qu’il peut s’en tirer tout seul. Résultat : les capacités d’action sont limitées, malgré la profusion de talents. J’ai rédigé récemment, à la demande de Fabien Eboussi Boulaga, un texte à paraître sous peu sur le bilan macroéconomique de cinquante ans d’indépendance. Je l’ai conçu comme un mémorandum imaginaire à Osende Afana, notre premier grand économiste, assassiné en mars 1966 dans la forêt de la Boumba-Ngoko. De travailler sur ce texte m’a donné l’occasion de mesurer l’ampleur de la stagnation économique et le manque de transformations structurelles qui sont pourtant nécessaires à la croissance et à la création d’emplois qui, seules, permettent la lutte contre la misère matérielle.
Comment sortir de cette misère ?
Pour sortir ce pays de la misère, il convient d’augmenter le taux de confiance et d’amour-propre par habitant. Pour cela, il faudrait changer de paradigme économique et créer les conditions d’une vraie liberté de penser et d’agir. Il faudrait abandonner le modèle de croissance sans création de richesse qui fabrique une minorité d’administrateurs civils prisonniers d’une mentalité de commandants coloniaux, et viser l’augmentation de la productivité, qui permettrait progressivement de démocratiser le bien-être matériel et la richesse.
Le jour où nous parviendrons par exemple à supprimer la houe et à accroître les rendements agricoles, nous aurons libéré des millions de femmes et redonné le vrai pouvoir de décision aux citoyens. Nous aurons restauré la foi de chacun en ses capacités, et personne ne se croira plus obliger de faire le pitre pour quémander un emploi ou un poste ministériel.
Compte tenu de ces détails, que pensez-vous de la gouvernance locale vue par la Banque mondiale et le FMI ?
Par courtoisie à l’égard de mes collègues qui travaillent sur le Cameroun, je ne commente jamais publiquement leur action. Je m’exprime d’ailleurs ici, à titre personnel, ayant pris quelques jours de congé pour assister aux obsèques d’un ami. Je dirai cependant que toute action visant à renforcer les communautés locales et des organisations légitimes de la société civile mérite d’être encouragée. Mais il ne faut pas se leurrer : aucun pays ne peut se développer sans l’appui d’un Etat efficace jouant pleinement son rôle dans l’impulsion et la régulation de la vie économique et sociale.
Penser que l’on peut créer une dynamique de croissance accélérée, coordonnée et durable avec simplement des organisations non-gouvernementales ou des communautés villageoises est une illusion. Dans la province de l’Extrême-nord par exemple, 70 % des ménages n’ont pas accès à l’eau potable. Aucune communauté locale ne pourrait seule résoudre un problème d’une telle ampleur. Il faut bien une institution transversale qui se charge de la construction des grosses infrastructures, de la régulation du secteur des télécommunications, de l’organisation générale du cadre des affaires, du respect du droit, etc. Je viens de publier un texte sur le rôle de l’Etat dans le processus d’identification et de facilitation de la croissance. Il a été écrit avec Justin Lin, Premier vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, qui a été pendant vingt ans le conseiller économique du gouvernement chinois. Nous devons nous organiser pour tirer profit de l’expérience des pays émergents, et éviter de commettre les erreurs des autres.
Pour opérer les mutations dont vous parlez, beaucoup pensent qu’il faudrait un changement de régime. D’où, par exemple, des réflexions sur l’alternance en 2011. Au regard de la configuration politique actuelle et de l’histoire des élections truquées au Cameroun, cette alternance est-elle possible ?
La vraie alternance dont nous avons besoin est dans nos têtes, dans ce que nous sommes chacun en tant qu’individu et collectivement en tant que société. Le Cameroun compte désormais 20 millions d’individus dangereusement semblables. Il regorge de gens mentalement usés, mal dans leur peau, dénués de fierté, allergiques à l’effort et réfractaires à l’éthique. Dans tous les secteurs de la vie sociale, la “feymania”, le “farotage” sont le seul projet social véritablement populaire. Chacun veut s’enrichir vite et bien, sans consentir d’efforts. Nous avons un grave déficit d’amour-propre et de leadership, qu’il faut résorber avant toute chose. Beaucoup de personnes, y compris dans le secteur privé, sont obsédées par l’idée de deviner les attentes de leur chef et de satisfaire ses fantasmes de pouvoir, au lieu de se préoccuper de créer les conditions d’éclosion et de maximisation des talents. Le vrai changement que nous devons rechercher se trouve donc en nous-mêmes, en nos manières de faire, au degré d’exigence que nous sommes prêts à nous imposer dans les actes que nous posons quotidiennement. Nous devons améliorer notre hygiène sociale. Personne ne viendra vivre nos vies à notre place. Quant à l’alternance politique, je dirai qu’elle demeure possible… Elle se fera au Cameroun, qu’on le veuille ou non.
Comment ?
Cela est possible si et seulement si ceux qui se posent en leaders sortent de leurs égos pour effectuer le véritable travail politique qui seul permet des élections justes et libres. Passer le temps dans des cocktails avec des diplomates étrangers (qui, de toute façon, ne les prennent pas très au sérieux), à signer des communiqués de presse au demeurant mal écrits, ou à pérorer sur des chaînes de radio, tout cela ne sert pas à grand-chose. Seule l’action politique sur le terrain, sur la base d’idées neuves et crédibles et de solutions concrètes aux problèmes économiques et sociaux du pays, peut permettre l’alternance. Parallèlement à l’énonciation de solutions originales à nos problèmes d’emploi, d’éducation, de santé, d’énergie, ceux qui voudraient diriger le pays devraient organiser la mobilisation. Un seul exemple : les leaders de l’opposition pourraient consacrer leurs forces simplement à moderniser les listes électorales. Par-delà leurs désaccords, ils pourraient au moins s’entendre pour lancer et mettre à exécution une campagne sur le thème “10 millions de Camerounais inscrits sur les listes avant le 30 avril 2011.” Ce serait bien plus efficace que toutes leurs autres actions
Dans ce vaste chantier, que peut-on attendre de la diaspora camerounaise ?
L’aisance matérielle à laquelle certains exilés ont droit dans leur pays d’accueil ne leur confère pas le bonheur de se sentir citoyens accomplis. La question est donc de savoir comment convertir ce bien-être relatif en un vecteur de production de bonheur collectif au Cameroun. Le problème est que beaucoup d’exilés sont victimes de ce que j’appelle le syndrome Western Union. Leur principale contribution au développement du Cameroun est d’envoyer de l’argent ou des biens à leurs familles ou à leurs communautés. Or, la charité n’a jamais vaincu la pauvreté ou transformé une nation. Je ne prétends pas qu’il soit inutile d’envoyer des transferts au Cameroun. Les ouvrages scolaires, les ordinateurs ou les médicaments qui arrivent par containers à Douala permettent d’éduquer quelques enfants et de sauver des vies. Mais dans l’ensemble, la rentabilité économique et sociale de ces opérations reste marginale. La question se pose alors de l’efficacité et de la durabilité de ces actions.
Que faut-il donc faire pour valoriser et maximiser la participation de la diaspora au développement ?
Les Camerounais de la diaspora doivent profiter de leur séjour à l’étranger pour se former et développer leur expertise. Le monde évolue en permanence et nous devons évoluer avec lui. Ils devraient aussi renforcer leur capital relationnel—ce que les sociologues appellent maintenant le capital social. Car étudier, absorber des idées nouvelles, c’est aussi l’occasion de nouvelles rencontres et d’échanges qui peuvent être très fructueux. Ils peuvent s’organiser plus rigoureusement pour tenter de faire changer les conditions de vie au pays, à travers des actions de lobbying. Ils peuvent s’inspirer de l’expérience d’autres communautés dont les membres de la diaspora sont parvenus à influencer très positivement le développement politique et économique de leur pays.
Lesquelles par exemple ?
Je pense par exemple au modèle juif. Chaque fois que je me suis rendu en Israël, j’ai été impressionné par le nombre de grandes universités ou de laboratoires de recherche dont les bâtiments et le matériel ont été entièrement financés par la diaspora. Celle-ci y envoie même régulièrement des chercheurs et des enseignants qui payent leurs propres billets d’avion et vont y travailler pendant quelques semaines de vacances par an, sans demander de salaire ou de compensation. C’est leur manière de contribuer au développement du pays. Je pense aussi au modèle chinois, plus focalisé sur le développement du secteur privé. L’idée est de créer par exemple des réseaux de financements d’entreprises dans leur pays. En mettant sur pied des clubs d’investissements par exemple, ils lancent des projets souvent de très grande envergure au pays, ce qui leur permet non seulement de créer des emplois et de la richesse là-bas, mais aussi de gagner de l’argent. Ce faisant, ils se posent également en facilitateurs d’investissements privés étrangers en Chine, en vecteurs du transfert de technologie et de compétences managériales, et ils aident à élargir les marchés.
La CAMDIAC peut-elle jouer un rôle dans ce sens ?
Je crois qu’il s’agit d’un groupe nouveau. Je n’ai donc pas assez d’informations pour énoncer un jugement raisonné sur son action. Je ne connais qu’un seul de ses animateurs, Jean-Bosco Tagne. C’est un jeune chercheur de Boston University, qui est mon ancien employeur. Il y fait de la recherche sur le cancer. A en juger par la qualité des revues académiques dans lesquelles il a publié, il est très doué. Je lui ai souvent dit, très amicalement, qu’il devrait consacrer une partie plus grande encore de son temps à cette recherche pointue. Le Cameroun, l’Afrique et le monde entier bénéficieraient énormément de la découverte de nouveaux médicaments contre le cancer.
Revenons, pour terminer, à Pius N. Njawé. Comment vivre sans lui tout en continuant ses œuvres en général, et en assurant la survie du Messager en particulier ?
Pour sa famille et ses amis, la vie sans Pius sera une morne procession de journées fades et tristes, et rien ne pourra jamais remplacer son souvenir. Chacun devra subir son absence comme une blessure intime et incurable. La survie du journal Le Messager, qui est le symbole le plus concret de son héritage, est un défi essentiel. Ma modeste opinion est que les proches de Pius devraient se réunir assez rapidement pour structurer l’entreprise de façon à assurer à la fois sa rentabilité économique et son indépendance intellectuelle et politique. Si ses ayant-droit et ses partenaires s’accordent sur cet objectif, l’on pourrait facilement trouver une forme juridique qui accommode ces exigences.
Avez-vous quelques propositions concrètes ?
L’on peut imaginer par exemple la création d’un groupement d’intérêt économique impliquant diverses parties prenantes (journalistes, partenaires, quelques compagnons proches), et dans lequel une Fondation Njawé contrôlée par la famille détiendrait une partie importante du capital. Une telle structure faciliterait la nécessaire modernisation de l’entreprise et une plus grande professionnalisation du journal. L’on pourrait aussi inclure dans cette structure un directoire ou un conseil extérieur de surveillance réunissant quelques personnalités qui accepteraient d’apporter un appui bénévole au Messager. Pas besoin d’être soupçonneux pour savoir que, dans les coulisses du pouvoir politique, certains se lèchent actuellement les babines en pensant que la disparition de Pius signe forcément la faillite financière et économique du Messager. Le journal ne doit pas mourir. Pius croyait, comme Eleonor Roosevelt, que personne ne peut vous faire vous sentir inférieur sans votre propre consentement. Héritiers et citoyens de bonne volonté doivent travailler ensemble pour conjurer le mauvais sort.